Pendant des siècles, la cuisine juive a traversé les continents, se métissant des cultures qui l’ont accueillie, parfois contrainte, parfois inspirée. Mais bien avant les latkes ashkénazes ou la dafina séfarade, il existait une tradition culinaire riche et variée : celle de la cuisine juive médiévale. Cette époque, qui s’étend approximativement du Ve au XVe siècle, fut un véritable laboratoire de saveurs, nourri par les échanges entre le monde arabe, chrétien et juif. Aujourd’hui, cette période culinaire est méconnue, voire oubliée, alors qu’elle regorge de plats fascinants, d’histoire et de sens.
Le contexte historique : une cuisine d’exil et d’adaptation
La diaspora juive au Moyen Âge est éclatée : entre les communautés d’Al-Andalus (Espagne musulmane), de Provence, de l’Empire byzantin et du Moyen-Orient. Chaque foyer juif devait composer avec les interdits alimentaires (kashrout), les ressources locales et les influences voisines. Ainsi, la cuisine juive médiévale est faite d’adaptations constantes : des plats locaux sont casherisés, certains aliments sont remplacés, et la cuisine du Shabbat impose une créativité pour préparer des plats réchauffés sans cuisson.
L’Inquisition, les expulsions (Espagne 1492, Portugal 1497, France dès le XIVe siècle), et les persécutions ont contribué à l’effacement partiel de cette tradition culinaire.
Des recettes ancestrales : entre mémoire et reconstitution
Les recettes que nous pouvons retracer proviennent de trois sources principales :
- Les ouvrages de cuisine andalouse (comme celui d’Ibn Razin al-Tujibi, au XIIIe siècle)
- Les responsa rabbiniques, qui mentionnent des pratiques alimentaires
- La tradition orale juive conservée par les exilés, notamment en Afrique du Nord ou en Italie
Voici quelques exemples de plats oubliés que l’on peut aujourd’hui réinterpréter :
a) Le Tavshil Shel Shabbat
Avant l’invention du cholent (ou dafina), les plats du samedi midi étaient souvent à base de légumineuses, de bouillies épaisses de farine et d’huile, cuits lentement. Un exemple typique : une purée d’orge et de pois chiches, parfumée à la cannelle et au safran.
b) La soupe de grenade et lentilles
Cette recette très populaire dans les communautés judéo-perses et andalouses combinait la douceur acide de la grenade à des épices comme le cumin, le coriandre et le curcuma. On y ajoutait parfois des morceaux d’agneau (ou de chevreau), selon les moyens du foyer.
c) Les galettes de pois chiches au miel
Servies lors de Pessa’h, ces galettes se faisaient avec de la farine de pois chiches, du miel, et parfois des pignons ou des dattes. Elles remplaçaient le pain levé et étaient préparées à l’avance pour toute la semaine.
d) Le « rufakh » byzantin
Il s’agissait d’un ragoû de poulet au vinaigre, cuisiné avec des herbes amères, souvent servi lors de Pessa’h pour symboliser l’amertume de l’exil. Ce plat est documenté dans plusieurs commentaires rabbiniques.
La cuisine comme identité résistante
Dans un contexte d’oppression, la cuisine devient un acte de résistance. Gérer les interdits alimentaires, cuisiner en secret pendant les interdictions religieuses (notamment lors de conversions forcées) ou transmettre des recettes par tradition orale a été un moyen de survivre culturellement.
Les plats du Shabbat, les douceurs de Pessa’h, les fritures de Hanouka sont autant de manquements volontaires à la norme dominante, marquant une appartenance communautaire discrète mais tenace.
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Pourquoi réhabiliter cette cuisine aujourd’hui ?
Redécouvrir la cuisine juive médiévale, c’est :
- Reconnecter avec une mémoire historique effacée : ces plats racontent la vie quotidienne, les joies, les deuils et les exils des communautés juives.
- Apporter une touche originale à nos tables modernes : avec des saveurs inexplorées, des épices oubliées, des ingérients simples mais puissants.
- Contribuer à la préservation du patrimoine culinaire mondial, dans une démarche à la fois culturelle et éthique.
Vers une reconstitution : comment cuisiner médiéval ?
Si vous souhaitez tester la cuisine juive médiévale chez vous, voici quelques conseils :
- Privilégiez les cuissons lentes : à létouffée, au four, ou à feu doux.
- Utilisez les épices médiévales : safran, cannelle, coriandre, cumin, fenugrec, menthe sèche.
- Travaillez avec des légumineuses : lentilles, pois chiches, fèves.
- Côté sucré : utilisez le miel plutôt que le sucre, et incorporez des fruits secs (raisins, figues, dattes).
Voici une recette simple et authentique :
Soupe de lentilles à la grenade (recette inspirée de l’Andalousie médiévale)
Ingrédients :
- 1 verre de lentilles blondes
- 1 oignon
- 2 gousses d’ail
- 1 cuillère à soupe d’huile d’olive
- 1/2 cuillère à café de curcuma
- 1/2 cuillère à café de cumin
- 1 cuillère à soupe de mélasse de grenade (ou jus réduit)
- Coriandre fraîche ou sèche
- Sel, poivre
Faites revenir l’oignon et l’ail dans l’huile, ajoutez les épices puis les lentilles et 3 verres d’eau. Faites cuire 30 minutes. Ajoutez la mélasse de grenade en fin de cuisson. Servez avec de la coriandre.
Un pont entre les âges
La cuisine juive médiévale est bien plus qu’un sujet de niche. Elle constitue un pont entre passé et présent, entre identité religieuse et histoire sociale, entre exil et enracinement. Réexplorer ces recettes, c’est faire acte de mémoire, mais aussi d’innovation culinaire. En les adaptant aux goûts contemporains, en les partageant, en les transmettant, on donne une deuxième vie à ces plats qui ont nourri des générations entrières.
Et si la cuisine était l’un des derniers langages secrets de la mémoire juive ?